En nourrice au Chêne (1732)

Prenons un document quelconque concernant Le Chêne, un document banal, exhumé au hasard des archives, puis fixons nous pour objectif d'en faire une analyse historique :  tirer, peu à peu, le fil de ce que ce document peut nous apprendre jusqu'au point de rupture !

Régulièrement, nous présenterons une nouvelle étape de ce travail de base.

 

 

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Prenons, par exemple, cet acte de sépulture daté du 24 avril 1732, extrait du registre paroissial de Vertou (A.D.L.A.) :

 

 

Première étape, 27 janvier 2019 : transcrire le texte original :

 

"Sépulture d'Anne Bureau. Le 24 avril 1732  a Esté Inhumé le corps de Anne agée de trois semaines fille de n.h. jacques Bureau et d'anne le lasseur marchand a la blaiserie à Nantes décédée chez Gilles Lebaupin au Village du Chesne présents Françoise Visonneau et thomase duteil qui ne signent, Gaudin réc. de Vertou."

 

 

Puis le retranscrire avec la ponctuation et l'orthographe actuelles :

 

"Sépulture d'Anne Bureau. Le 24 avril 1732, a été inhumé le corps d'Anne, âgée de trois semaines, fille de n. h. Jacques Bureau et d'Anne Le Lasseur, marchand à la blaiserie à Nantes, décédée chez Gilles Lebeaupin au village du Chêne, présents Françoise Visonneau et Thomase Duteil qui ne signent. Gaudin, Rec. de Vertou."

 

 

 

 

Deuxième étape : déchiffrer les abréviations, expliciter les mots inconnus et préciser la date.

 

L'abréviation "n. h." est fréquente dans les actes du XVIIIème siècle. Elle signifie "noble homme" et constitue une marque de différenciation sociale et de respect pour quelqu'un qui n'appartient pas à la noblesse mais qui a une certaine aisance et une réputation certaine. Légérement en dessous, on trouvera "h.h.", c'est à dire "honorable homme" ou "honnête homme". On peut en déduire que Jacques Bureau et son épouse, Anne Le Lasseur, appartiennent à la bourgeoisie nantaise, comme le confirme d'ailleurs la mention du métier de "marchand" attribué à l'époux.

"Gaudin, Rec. de Vertou" doit être compris "Gaudin, Recteur de Vertou", c'est à dire curé de la paroisse de Vertou.

 

On nous dit que Jacques Bureau est marchand "à la blaiserie à Nantes". Ce terme de "blaiserie" nécessite une explication. De quoi s'agit-il ? Etant donné l'emploi qui en est fait dans la phrase, on peut émettre l'hypothèse d'un toponyme (nom de lieu). Toutefois, aujourd'hui, à Nantes, on ne le rencontre nulle part. Pour tirer au clair cette énigme, il faudrait en savoir plus l'adresse du couple. Pour cela, nous allons rechercher l'acte de baptême de leur défunte fille qui nous renseignera sur la paroisse et, par conséquent sur le quartier habité par la famille Bureau.

 

En 1732, nous sommes sous le règne de Louis XV. Le roi a alors 22 ans et son principal ministre est le cardinal de Fleury. Le 24 avril correspond au deuxième jeudi après Pâques.

 

 

 

 

Troisième étape : localiser "la blaiserie".

 

Une rapide "exploration Internet" nous permettrait peut-être de faire l'économie de la recherche de l'acte de baptême d'Anne Bureau ?

Il existait bien une vieille famille nantaise qui portait ce nom, les Curateau de la Blaiserie, dont le plus connu, Jean-Baptiste, prêtre, fondera le petit séminaire de Montréal en 1767, mais aucun hôtel particulier du même nom, qui aurait pu nous aider à localiser la famille de Jacques Bureau, n'existait dans le Nantes du XVIIIème siècle.

Il faudra donc rechercher l'acte de baptême d'Anne Bureau...

 

 

 

Quatrième étape : localiser (enfin !) "la blaiserie".

 

Avec un peu de chance, il en faut toujours un peu, nous avons retrouvé assez vite la trace de la famille Bureau dans la paroisse Saint Saturnin de Nantes.

 

L'acte de baptême de la petite Anne, daté du 7 avril 1732, jour de sa naissance, nous informe en outre que son père était un "ancien marguiller de cette paroisse". Cet élément, ainsi que le fait que le parrain, la marraine et les témoins signent tous l'acte de baptême à la requête du vicaire Bouvron, confirment l'appartenance de cette famille à une bourgeoisie bien établie.

 

Mais où se situait donc cette paroisse ? L'église Saint Saturnin, qui n'existe plus depuis la fin du XVIIIème siècle, se trouvait, tout près de l'église Sainte Croix, presque en face, à l'emplacement de l'actuelle rue Travers. Or, une rapide observation d'un plan actuel du centre-ville nous montre, à quelques dizaines de mètres à peine, une rue "de la bleterie" !

 

Nous y sommes ! "Bleterie" pourrait bien être une déformation de "blaiserie"... ou vice-versa ! Une recherche sur le toponyme "bleterie" s'impose : on nous dit qu'il vient du mot "blé" qu'on trouve alors, l'orthographe n'étant pas encore fixée, sous différentes formes comme "bled" ou... "blais" ! La rue de la Bleterie était celle des "blatiers", commerçants, voire négociants, en "blés", c'est à dire en grains. Nous nous souvenons alors qu'au moyen-âge la "cohue au blé" était justement toute proche, donnant sur l'actuelle rue de la Paix !

 

Cette concordance d'éléments nous amène à formuler l'hypothèse que  notre "noble homme" Jacque Bureau était vraisemblablement un marchand de blé d'une certaine importance...

 

 

 

Cinquième étape : essayer d'en savoir plus sur les familles des parents de la petite Anne.

 

C'est là que nous allons devoir faire appel à la généalogie... Du côté de la mère, le nom Le Lasseur n'est pas sans évoquer un toponyme bien connu des Nantais : le boulevard Lelasseur. De fait, une rapide recherche nous montre qu'Anne Le Lasseur (1704-1782) était une grand-tante de René-François Le Lasseur (1754-1838)Note 1, avocat général à la Chambre des Comptes de Bretagne, dont on donna le nom à cette partie du "boulevard de ceinture", aménagé dans les années 1870, qui relie le rond-point de Rennes au rond-point de Vannes. Cette famille, dont un ancêtre, Marin Le Lasseur (1596-1669), était effectivement négociant en grains, devint au XVIIIème siècle une famille en vue de la bourgeoisie puis de la noblesse de robe nantaise avec plusieurs échevins et magistrats.

 

Pour la famille du père, la recherche risque d'être plus difficile... En effet, quel nom plus commun que celui de « Bureau » ? Les registres des paroisses nantaises connaissent de nombreux « Bureau », mais le nôtre n'y figure pas ! Le Jacques Bureau qui nous intéresse ne semble malheureusement pas né à Nantes...

 

Que faire pour sortir de cette impasse ? Comme nous avons à faire à une famille de quelque importance, il nous reste toutefois le recours au Fonds Freslon. Le vicomte Paul de Freslon dépouilla, dans la première moitié du XXème siècle, de nombreux registres paroissiaux pour y recenser les actes concernant les notables, nobles ou bourgeois, des paroisses du Comté nantais et d'autres diocèses bretons.

 

Une patiente recherche à travers toutes ses fiches finit par porter ses fruits et par nous conduire à la paroisse de Monnières. Jacques Bureau, le père de la petite Anne, y était en effet né le 6 décembre 1694, au Pé de Vignard, village situé sur la rive droite de la Sèvre, relevant aujourd'hui de la commune du Pallet. Il était fils de Jacques Bureau (1666-1703) « sieur de la Mortallière » et négociant habitué de la place de Nantes.

 

La Sèvre constituait alors la principale voie de communication et de transport entre la ville et le cœur du vignoble. Nombre de gabarres la descendaient à longueur d'année, de Port Domino au Chêne et à la Chaussée aux Moines où les marchandises étaient transbordées avant d'avaler sur d'autres embarcations jusqu'au Quai Maillard, sous les murs de Nantes. C'est sans doute ainsi que notre Jacques Bureau fils alla rencontrer son destin dans la paroisse Saint Saturnin...

 

 

 

 

 

Sixième étape : comprendre pourquoi la petite Anne meurt au Chêne.

 

La question qui s'impose ensuite est celle-ci : comment se fait-il que, née dans ladite paroisse Saint Saturnin de Nantes, Anne Bureau se trouve au Chêne au moment où elle meurt, à peine âgée de trois semaines ? La plupart d'entre vous l'ont sans doute compris dès la lecture de l'acte de sépulture : Anne Bureau y avait été placée en nourrice aussitôt après sa naissance.

 

Au XVIIIème siècle, en effet, on avait pris l'habitude, dans la bourgeoisie urbaine, de payer une nourrice pour allaiter le nouveau-né. Au-dessus d'un certain niveau de fortune, on hébergeait la nourrice à domicile comme une autre domestique. Pour les bourgeois un peu moins argentés, comme Jacques Bureau, on plaçait l'enfant chez une nourrice habitant à l'extérieur de la ville, moyennant une rétribution qui constituait pour elle un complément de revenu non négligeable. C'est ainsi que les villages des campagnes environnant les villes abritaient alors de nombreux enfants en bas-âge et profitaient un peu, grâce aux quelques pièces sonnantes et trébuchantes gagnées par les nourrices, de la prospérité urbaine de l'époque.

 

Bien sûr, on choisissait la nourrice par relation familiale ou professionnelle, dans un village où l'on avait, de préférence, quelques attaches. Au Chêne, Jacques Bureau n'était pas en terre inconnue. Entre Monnières et Nantes, il avait sans doute eu l'occasion d'y accoster à maintes reprises depuis l'enfance et il y connaissait sans doute plus d'un gabarier, à moins que ne s'y trouvât même quelque membre éloigné de sa famille. En effet, les « Bureau » sont nombreux au Chêne ; en 1740, par exemple, on en dénombre 11 parmi les 54 habitants soumis à la capitation !

 

Mais « l'allaitement mercenaire », comme on l'appelle aujourd'hui, s'avère extrêmement dangereux pour les nourrissons en raison de conditions d'hygiène souvent catastrophiques. Pour l'historien Emmanuel Leroy-Ladurie, il « est responsable d'une véritable hécatombe »... Près de la moitié des enfants ainsi placés décèdent entre le voyage d'aller et les premiers mois du « nourrissage » ! C'est malheureusement ce qui arrive à la petite Anne Bureau. Nourrie par Françoise Visonneau, l'épouse de Gilles Lebeaupin, sans doute gabarier ou laboureur de son état, elle meurt à l'âge de 16 ou 17 jours...

 

L'enterrement est conduit par le curé de Vertou, Messire François Gaudin, le jour ou le lendemain du décès de l'enfant. On remarque que les parents sont absents, mais a-t-on seulement eu le temps de les prévenir ? Et même prévenus, se seraient-ils déplacés ? On sait, grâce aux travaux de Philippe Ariès, en particulier, qu'à cette époque l'attachement parental n'était pas ce qu'il est devenu aux siècles suivants. Une mortalité infantile habituellement très élevée (300 décès avant l'âge d'un an pour mille naissances vers 1730 contre 3,5 pour mille aujourd'hui) banalise la mort de l'enfant en bas-âge qui est alors souvent accueillie avec fatalisme.

 

Seules, semble-t-il, la nourrice accompagnée d'une voisine ou d'une parente, Thomase Duteil, assistent à l'inhumation de l'enfant.

 

 

 

 

Septième et dernière étape, 21 avril 2021 : Anne a-t-elle eu des frères et des sœurs ?

 

Malheureusement pour Jacques Bureau et son épouse, la perte de cet enfant n'est pas la première. En feuilletant les registres paroissiaux des années précédentes, on s'aperçoit que la même malchance les avait déjà touchés un an et demi plus tôt. Le 7 septembre 1730, une autre petite fille, Marie Anne, née le 28 août, était déjà décédée dans les mêmes circonstances, à l'âge de 10 jours, au village de la Barbinière où elle avait été placée en nourrice chez Charles Vincent.

Finalement, Jacques Bureau et Anne Lelasseur ont-ils vu certains de leurs enfants grandir et atteindre l'âge adulte ? Ont-ils eu une descendance ? Pour répondre à ces questions, il faut d'abord retourner aux registres de la paroisse Saint Saturnin de Nantes.

Les époux Bureau s'étaient mariés à l'église Saint Saturnin le 10 avril 1725. Il faut donc passer au crible les registres paroissiaux à partir de cette date et y rechercher tout acte de baptême, ou de sépulture, concernant cette famille. On arrêtera la recherche en 1749, année au cours de laquelle Anne Lelasseur atteint l'âge de 45 ans.

Sur cette période, les époux Bureau ont onze enfants. Nous ignorons le sort de quatre d'entre-eux. Sur les sept autres, trois meurent avant l'âge de trois semaines : les deux petites filles placées en nourrice au Chêne et à la Barbinière, et un troisième, « grand prématuré » comme on dirait aujourd'hui, qui meurt à Nantes le jour de sa naissance. Un quatrième meurt au domicile de ses parents à l'âge de 3 ans. Parmi les trois qui semblent avoir vécu au-delà de l'enfance, une seule fille aura une descendance connue.

Il s'agit de Jeanne Marie, deuxième enfant du couple, née le 15 août 1727, qui, après avoir épousé François Terrien, sieur de l'Épeau, en 1751, lui donnera huit enfants avant de s'éteindre le 13 avril 1795. L'un de ses petits-enfants, atteindra la célébrité : Anselme François Fleury, négociant de son état, deviendra en effet maire de La Chapelle-sur-Erdre de 1843 à 1870, député pendant tout le Second Empire et même président du Conseil Général de Loire-Inférieure de 1867 à 1869.

 

 

 

Note 1 : René-François Le Lasseur, célibataire et sans enfant, avait peu à peu constitué une grande fortune et acquis de nombreux domaines fonciers. Il mourut en 1838 à l'âge de 82 ans et légua sa fortune aux oeuvres de charité de la ville de Nantes. Cette dernière lui rendit hommage en attribuant son nom à une partie du "boulevard de ceinture" aménagé dans les années 1870 pour relier Doulon à Chantenay (Source : Histoire de Saint Joseph de Porterie, de Louis Le Bail, in Les Annales de Nantes, n°292, 2004).

 

Note 2 : « Dame Périnelle », petite gabarre, ou scute, reconstituée par l'association « Les bateliers du Cher » à Savonnières en Touraine (Photo d'Alain Darles, 2012).

 

 

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